Chroniques pour faire société ensemble

Le 25 mars 2067,

Avertissement : Ce texte est une pure fiction. Il n’est évidemment que le fruit de mon imagination, un rêve éveillé.

 

Le 25 mars 2067,

Mes chers arrières-petits-enfants,

C’est avec beaucoup de joie que je vous écris cette lettre. Nora, ma chère accompagnatrice en santé, a bien voulu retranscrire ces quelques mots que je ne peux plus que chuchoter à son oreille. Alors que cela fait maintenant un an et un mois que je suis centenaire, alors que le siècle a atteint les deux tiers de son parcours, il me revient ce matin un souvenir que je garde encore vivace : celui d’un rêve éveillé que je fis il y a cinquante ans jour pour jour. Je tentai d’imaginer à quoi ressemblerait notre société cinquante ans plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui, en 2067.

Ce que je vais vous raconter va sûrement vous faire sourire. En ce 25 mars 2017, donc, je me pris à tenter de folles prédictions, je dis bien de folles prédictions tellement elles étaient éloignées de l’image que les gens se faisaient alors du futur.

Nora

C’était le temps, pas si lointain, où l’on imaginait encore que les futurs hôpitaux seraient équipés de milliers de machines ultra-sophistiquées, robotisées, capable de scanner automatiquement l’ensemble de notre corps et d’en livrer en une seconde la liste complète des maladies et des traitements à administrer. Ce jour-là une image, pourtant, m’apparut, celle de Nora, la même Nora qui est assise tout près de moi aujourd’hui, qui a appris depuis son plus jeune âge à accueillir ses peurs pour pouvoir s’en décoller et les laisser la traverser, oui la même Nora qui me sourit en cet instant, riche de ses dix années d’expérience d’accompagnatrice, Nora qui sait mieux que personne reconnaître mes propres peurs d’avoir mal, d’être isolé, abandonné, et qui m’administre avec tellement de naturel et d’amour le meilleur des remèdes qui vaillent : sa présence tout près de moi, sa main dans la mienne, son écoute, son regard aimant dans le mien, sa voix de jouvence et ses mots guérisseurs, son haleine de pomme si près de ma respiration.

La Fleurière

Oui, j’avais entrevu l’existence de Nora et de ses paires. J’avais aussi entrevu la Fleurière. Saviez-vous que la Fleurière était le nom de la ferme où vécurent mes grands-parents ? C’était une vieille bâtisse de pierres au milieu de la nature angevine, une petite exploitation d’une trentaine d’hectares. Grand-Père et Grand-Mère y vécurent une grande partie de leur vie presqu’exclusivement des fruits de leurs récoltes et de leur élevage. Puis ils connurent les violences de l’agriculture industrielle, ses machines, ses haies détruites, ses produits chimiques, ses obligations de « rendements » sous peine de sombrer dans la ruine. Oui, en ce mois de mars 2017, quelques semaines après la disparition de ma vieille et chère Grand-Mère, je rêvai d’une nouvelle Fleurière qui nous réconcilierait avec la nature, la nature environnante, mais aussi la nature de l’être humain, notre nature à nous tous et à chacun. A l’époque, ceux que l’on appelait déjà les « écologistes » réclamaient le retour à une vie de symbiose. Mais personne ou presque ne les écoutait, à tel point que cette année-là, le représentant de l’écologie politique avait jeté l’éponge à quelques semaines de l’élection présidentielle. Le bio, la permaculture, les éoliennes communales, les habitats durables et collectifs, la co-culture de plantes médicinales, les jardins partagés, beaucoup en parlaient, beaucoup en rêvaient, mais si peu en réalisaient. Et tant de ces projets locaux sitôt lancés sitôt avortés que c’en était décourageant.

En ce 25 mars 2017 je rêvai malgré tout d’une nouvelle Fleurière, notre Fleurière, et vous connaissez la pensée et l’art qui déjà m’habitaient et me permettaient d’espérer. Je ne croyais plus en un Dieu paternaliste, ni même en un guide suprême, mais en la réalité de ce que je voyais dans ma nouvelle pratique, qui n’en était qu’à ses balbutiements. Il me suffit juste d’en imaginer une suite, un prolongement, d’imaginer la révolution profonde que pourrait représenter notre grande aventure de guérison sociale.

Vous connaissez la Fleurière, vous y avez vécu vos premières grandes émotions d’enfants, vos amours, vos peines, vos joies, vos tristesses, vos découvertes de la nature. Mais savez-vous toutes les souffrances et les peurs que nous avons traversées, toutes les haines et violences – souvent subtiles et tapies au fond de nous – que nous avons pu transformer pour en arriver là, dans nos cercles et à l’intérieur de nous-mêmes, pour finir par parvenir à reconstruire notre fraternité en même temps que ce lieu de vie commune ? Depuis, des fleurières ont fleuri un peu partout, accompagnées par des initiés, dont le nombre augmentait de façon exponentielle.

Voyages

Vous ai-je déjà parlé de la folie des transports qui régnait encore en 2017 ? Il suffisait d’allumer nos boites électroniques qu’étaient la télévision ou Internet (les ancêtres de vos cellules de dialogue et de coopération) pour y subir d’innombrables publicités de voitures ou de plages de sable fin incitant aux voyages à l’autre bout de la Terre. En réalité, ce n’était pas aux voyages – tels que vous les connaissez aujourd’hui – auxquelles ces images nous poussaient, mais à l’évasion, à la fuite. Oui, nous cherchions à nous évader coûte que coûte du mépris, des ressentiments, des humiliations, de l’indifférence, des culpabilisations que nos prochains et nous-mêmes nous faisions subir dans nos vies. En vain, puisque toutes ces évasions nous ramenaient toujours à nos violences et à nos souffrances.

Tout naturellement et fort heureusement pour nous et pour notre environnement, nous avons eu de moins en moins besoin de voitures et d’avions pour fuir. Car vous avez appris, mes chers arrières-petits-enfants, à quel point les cellules que vous organisiez dans vos villages vous permettaient de voyager à peu de frais, dans les méandres infinis des récits et des sentiments de vos frères et soeurs en humanité. Vous avez été touchés par tout ce que nous partageons, nos parts d’ombres comme nos parts de lumière. Vous avez appris, comme nous l’a enseigné Carl Gustav Jung, que la vie, pour son épanouissement, nécessitait non pas de la perfection mais de la plénitude, et que sans imperfection, il n’y avait ni progression ni ascension. Mais en 2017, combien en avaient déjà conscience ?

Tels sont, mes si chers, les quelques rêves que je fis en ce jour de mars 2017, si modestes comparés à tout ce qui advint dans notre monde. Je voulais vous en faire part, au crépuscule de ma vie, moi le vieil amoureux que je suis devenu, histoire de vous rappeler combien il est précieux et nécessaire de pouvoir réaliser un jour ses rêves les plus fous.

Votre pépé Yves

 

Sol carrelé chez Papy et Mamie Lusson, vos arrières-arrières grands-parents (datant du 19e siècle)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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