Pour une communication intégratrice
Lors de mes études universitaires en information et communication*, à la fin des années 80, l’heure était à la démocratisation et à la vulgarisation, c’est-à-dire à mettre le savoir des experts à la portée du plus grand nombre pour que chacun puisse notamment faire ses choix de citoyen en conscience.
Aujourd’hui, à l’heure d’Internet, des échanges de pairs à pairs et de la globalisation, un monde quasi-infini de connaissances s’ouvre à nous, en même temps qu’il nous plonge dans un océan d’incertitudes et de questionnements qui concerne aussi bien les journalistes et les communicants. Face à ces soudaines profusions d’informations plus ou moins contradictoires, nous faisant perdre nos repères, nous nous replions dans des clans ou communautés de croyances qui ont malheureusement tendance à nous séparer les uns des autres. Dans les territoires, autrement dit dans la cité, nous assistons aux disparitions progressives des espaces réels de rencontres et de partages, et par conséquent des nécessaires « vie conflictuelle » et fraternisations qui produisent de la démocratie et du réel vivre-ensemble (voir la pensée de Charles Rojzman, fondateur de la Thérapie Sociale). Peu à peu nos liens se délitent, et ce ne sont pas les réseaux sociaux sur Internet, par nature virtuels et superficiels, qui parviendront à inverser entièrement ces phénomènes de désocialisation. Faute de pouvoir se rencontrer et se connaître vraiment, la défiance s’installe, quand ce n’est pas la crainte, le mépris voire la haine des uns envers les autres.
Face à un monde qui sépare et exclut
Non seulement le monde de l’information et de la communication n’arrive plus vraiment à rapprocher les gens, les points de vue, les vécus, mais il tend à entretenir les problèmes en nous vendant des lorgnettes qui nous diffusent des « vérités » différentes de celles du voisin, parfois inconciliables. Pour chasser nos sentiments d’insécurité et d’impuissance, et pour nourrir notre besoin d’appartenance, nous nous réfugions volontiers dans des clans dont les visions filtrées et/ou parcellaires du monde (croyances) nous empêchent non seulement de voir la réalité tout entière, mais aussi de nous entendre avec les autres qui ont eux aussi leur propres visions/croyances (voir Charles Rojzman). Dans chacun de nos clans respectifs nous nous construisons une fausse identité en nous désignant un (ou des) ennemi(s) commun(s) : pour certains ce seront les « élites », pour d’autres les « fonctionnaires », pour d’autres les « financiers », ou les « assistés », ou les « patrons », les « étrangers », les « Juifs », les « Arabes », les « musulmans », les « bien-pensants », les « néo-conservateurs », les « politiciens », les « fachos », les « écolos », les « productivistes », les « mondialistes », etc. : autant de gens que nous ne connaissons pas, et que nous enfermons dans des cases, que nous réduisons, déshumanisons, diabolisons, ou pire, que nous effaçons plus ou moins consciemment de notre paysage mental. Les élus locaux ou les développeurs territoriaux, par exemple, font tous les jours l’amère expérience de ces processus de séparations et de fragmentations, voire de rejets ou d’exclusions plus ou moins subtils, et ils sont de plus en plus nombreux à ne plus savoir comment maintenir un minimum de cohésion sociale, et continuer à faire avancer leurs concitoyens ensemble. Le monde de l’entreprise n’échappe pas non plus à ces phénomènes de désintégrations.
Une nouvelle posture du communicant
Face à ces défiances grandissantes et aux replis idéologiques qui tendent à nous fragmenter et à nous monter les uns contre les autres, comment sauvegarder (ou restaurer) notre cohésion sociale ? Comment faire pour que les gens se parlent à nouveau en confiance, et se remettent à dialoguer de manière constructive pour créer de la fraternité et du sens commun et continuer ainsi à « faire société ensemble » ? En tant que journaliste scientifique, communicant d’entreprise et communicant public pendant plus de vingt ans, et après trois ans de formation à la Thérapie Sociale TST, je pense qu’il est aujourd’hui possible de retrouver de la puissance d’agir et notamment contribuer à inverser la spirale d’une information et d’une communication en perte de sens. A condition de changer de paradigme :
Nous devons passer de l’ère d’une communication de l’expertise à l’ère d’une communication intégratrice.
Qu’est-ce qu’une communication intégratrice ? Cette expression a été proposée dans les années 1990 par une professeure agrégée en communication, Nicole Giroux, de l’Université de Montréal : « La communication intégratrice présente la communication comme une relation visant à rassembler les membres de la collectivité organisationnelle. Elle est comprise dans son sens premier « d’unir ensemble » (cum unicare). Elle est décrite comme une interaction, c’est-à-dire un dialogue, une relation entre sujets créateurs de sens (…) Elle réintroduit l’individu comme sujet dans un système (…) Elle est sociabilité et socialisation (…) Elle exprime des émotions, des sentiments, des attitudes (…) C’est pourquoi dans cette approche, on valorise la communication orale, dans des échanges de face à face (…) et on recommande de développer la capacité d’écoute et une attitude d’ouverture et de confiance. » (Revue Communication & organisation, 1994). Est-ce un hasard si cette communication tarde à se développer ? Ne serait-ce pas parce qu’elle proposerait un objectif de (re)socialisation difficile à atteindre aujourd’hui compte tenu de la réalité décrite ci-avant ? Aussi pourrions-nous peut-être ajouter une définition complémentaire : la communication intégratrice pourra se baser aussi sur un savoir-faire et un savoir-être qui permettent à nouveau de faire se rencontrer des personnes ou groupes aux positions hétéroclites ou antagonistes, et qui les aident à se reparler vraiment, à se connaître et à se comprendre, à dialoguer, à communiquer ensemble. Pour cela elle rendra possible le dialogue conflictuel nécessaire pour mieux distinguer le vrai du faux, les illusions, les croyances et la réalité, et pour pouvoir confronter et réconcilier nos différents points de vue et visions de la réalité.
Une communication qui utilise l’outil de la Thérapie Sociale
Pour atteindre cet objectif ambitieux, nous ne pourrons faire l’économie de regarder nos obstacles internes et externes. C’est justement ce travail en profondeur que propose la Thérapie Sociale TST à laquelle je me forme. Cette nouvelle discipline internationale de psychosociologie appliquée est désormais enseignée dans de grandes écoles européennes et en université américaine**. Pour Charles Rojzman, son fondateur, en effet « le monde nouveau a besoin de notre recherche, de notre inventivité. Nous avons besoin de nous ouvrir à toutes les sources d’information les plus contradictoires. C’est ce que nous appelons, en Thérapie Sociale, l’intelligence collective et l’information circulante. Cette tâche peut paraître insurmontable, et même, périlleuse, car elle peut nous faire voler en éclats toutes nos certitudes. Sur ce chemin, la peur peut encore nous accompagner (…). C’est précisément parce que beaucoup de repères ont disparus que nous devons aujourd’hui apprendre à vivre avec l’incertitude, à en tirer parti. Dans un monde troublé par le scepticisme, la recherche du sens est primordiale. Accepter de ne pas savoir, de chercher avec les autres sans être sûr du résultat, peut nous ouvrir la chance de découvrir des vérités essentielles (…) Ces apprentissages demandent des méthodologies et des outils spécifiques que nous avons mis au point en Thérapie Sociale » (Revue Psychologie de la motivation, 2004).
Développer la communication intégratrice
Cette nouvelle façon intégratrice d’informer et de communiquer, dont les compétences reposent essentiellement sur des savoirs (être et faire), doit pouvoir être développée dans les médias, les écoles et toute autre organisation communicante. Elle pourra permettre, par exemple, de créer des cercles de rencontres et de débats féconds en cherchant à y entendre et y opposer les points de vue les plus divers sur tels ou tels sujets ou problématiques. Y seraient conviés des gens n’ayant pas l’habitude de se rencontrer ni de débattre entre eux. Il leur serait proposé au préalable un temps de « traversée des empêchements » – autrement dit de « tomber l’armure » à l’intérieur d’un contrat de confiance. Le meilleur des fruits de ces confrontations pourrait être récolté et partagé avec leur accord. L’intérêt éditorial serait double : il s’agirait à la fois de féconder « en live » de nouvelles idées par la richesse des rencontres, et de mettre en scène et diffuser des « dialogues conflictuels réparateurs et constructifs » pour en valoriser le processus et les bénéfices.
Pour acquérir peu à peu ces savoirs (être et faire), les futurs professionnels de l’information et de la communication devraient apprendre la posture du journaliste ou communicant intégrateur et connaître les différentes étapes de ce processus intégrateur. Les étudiants auraint beaucoup à y gagner, à commencer par une meilleure écoute de leurs propres besoins et motivations, et une capacité accrue à travailler avec leurs camarades et leurs professeurs – dont les autorités seraient unanimement reconnues, mais possiblement discutables – pour pouvoir inventer ensemble l’information et la communication de demain.
Yves Lusson
journaliste et communicant social, intervenant en Thérapie Sociale
*Information et Communication Scientifique et Technique (ICST) à Paris 7
**Notamment à HEC Paris et Université de Temple, Philadelphie
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