Chroniques pour faire société ensemble

Pourquoi inventer des tiers-lieux populaires dans les territoires ?

Image voeux 2013
Jusqu’où les tiers-lieux sont-ils à même de faire société, en intégrant toute sa diversité sociale et culturelle, son hétérogénéité, ses antagonismes ?

Nous assistons aujourd’hui à l’apparition de nouveaux « tiers-lieux » dans les territoires. Le tiers-lieu est une traduction de l’anglais The third place faisant référence à l’environnement social qui se distingue des deux principaux que sont la maison et le travail. Espace où par définition les individus peuvent se rencontrer, se réunir et débattre, il est nécessaire pour faire vivre la société civile, la démocratie et l’engagement civique.

Le tiers-lieu a toujours existé. Au siècle dernier, le syndicat, le centre d’action sociale, la paroisse, le parti politique, l’association culturelle, artistique ou sportive, le bal populaire, le café, ou encore le conseil communal offraient autant de lieux que d’occasions pour élaborer collectivement du vivre-ensemble dans un climat de relative confiance, entre des personnes partageant plus ou moins les mêmes destins et les mêmes valeurs – ce qui ne les empêchait pas, bien au contraire, de vivre des conflits. On venait s’y réunir autour d’une cause commune, dans une culture certes plus ou moins autoritaire ou patriarcale, mais qui au moins permettait de donner du sens à sa/la vie : on faisait société ensemble. Force est de le constater, ces tiers-lieux traditionnels résistent difficilement à la modernité, et ils se délitent les uns après les autres. Nous vivons à l’heure de la défiance, du repli sur soi et dans ses groupes de croyances.

Toutefois, dans le sillage de la révolution du numérique et de l’avènement d’une conscience planétaire, nous assistons aujourd’hui à la naissance de nouveaux tiers-lieux qui suscitent beaucoup d’espoirs dans (et pour) les territoires. Dans la-dite famille, il y a par exemple le valeureux Télécentre, espace où se retrouvent les télétravailleurs en quête de lien social, et ses frères Coworking, espace de partages d’idées et de compétences, et Pépinière-de-startups, intelligente couveuse d’intentions d’entreprendre. Sans oublier les cousins : LivingLab, qui cherche à innover en mode multi-acteurs, et son astucieux petit frère FabLab, qui fabrique des objets pour les besoins du cru. Un poil plus rustique, l’Amap promeut quand à lui une agriculture bio et de proximité sur un mode coopératif entre consommateurs et producteurs, et son alter-égo Barassociatif, qui, dans un cadre convivial et naturel, offre des activités et des rencontres culturelles à tous ceux qui rêvent d’un monde meilleur. Tels sont quelques échantillons d’une famille qui grandit à vue d’oeil.

Tout irait donc pour le mieux dans les territoires ? Pas si sûr. Car aussi séduisants soient-ils, beaucoup de ces tiers-lieux présentent en effet l’inconvénient de ne rassembler bien souvent qu’une frange restreinte et homogène de la population, issue d’une élite socio-culturelle relativement uniforme dans sa vision du monde. Autrement dit, ces tiers-lieux nouvelle génération ne représentent pas (encore ?), loin de là, toute la diversité des citoyens. Lieux dits « ouverts », ils imposent de surcroît des règles de tolérance et de bienveillance tout à fait louables, mais qui empêchent trop souvent toutes possibilités de conflits libérateurs et créateurs dont nous avons tant besoin aujourd’hui. Combien d’amaps, de bars associatifs, de centre de coworking, ne font plus que vivoter sous l’effet du poison des ressentiments entre leurs protagonistes, les-dits ressentiments n’ayant pas pu être ouvertement exprimés – car tabous -, générant pour finir des processus d’évitements, d’éloignements, de négligences, d’abandons ? Ainsi, qu’en est-il de la qualité réellement démocratisante, intégratrice, fraternisante et créative de ces lieux aujourd’hui encensés ? Jusqu’à quel point sont-ils à même de faire société en incluant toute sa diversité, son hétérogénéité, ses antagonismes ? Voient-ils et intègrent-ils suffisamment les réalités locales, économiques, sociales et culturelles de leur territoire et de ses habitants ? Quid de la complexité du monde d’aujourd’hui ?

Pour l’avènement de lieux laboratoires démocratiques des territoires

Dans leur dernier ouvrage*, Charles Rojzman, Igor et Nicole Rothenbülher soulignent le manque préoccupant d’espaces pour continuer à faire société ensemble dans notre monde devenu complexe : « Du fait de la complexité des enjeux de notre société, les problèmes collectifs sont bien évidemment difficiles à résoudre et les experts se révèlent bien souvent incapables d’y apporter des solutions innovantes. Les espaces de débat n’existent pas réellement et ceux qui existent sont trop souvent utilisés pour détruire l’adversaire (…). Et c’est précisément à cet endroit que la démocratie est testée aujourd’hui, c’est là qu’elle requiert cet ingrédient essentiel à sa vie, son coeur même : le conflit**. Grâce au conflit, les différents aspects des problèmes collectifs pourront être abordés et étudiés jusqu’à trouver des solutions prenant en compte la complexité des situations et mettant en oeuvre des actions en prise avec la réalité (…). Les gouvernements et les institutions n’ont aucune proposition pragmatique face au sentiment d’impuissance et aux clivages grandissants d’une société qui ne croit plus en leurs modèles. Il s’agit donc de travailler avec tous les acteurs de la société civile, des institutions et de la vie politique car tous ont une part des informations. »

Aussi les territoires ont-ils besoin de tiers-lieux réellement bénéfiques à la collectivité, des tiers-lieux conçus pour accueillir en leur sein et en sécurité les indispensables conflits régénérateurs de liens et producteurs de démocratie et de co-transformations. Ces lieux d’un nouveau genre ne seraient pas seulement le domaine d’ « élites éclairées et expertes » ou de « branchés des nouvelles technologies de l’information », mais ils garantiraient :

– des moments et des cadres sécurisés de construction de la confiance et de la fraternité entre des participants différents (en âge, dans leur parcours de vie, leurs situations professionnelles, leurs expériences, leurs origines socio-culturelles, leurs sensibilités, leur vision du monde, etc.)

– la formation de groupes (ou cercles) spécialement réunis pour atteindre collectivement un objectif commun et composés d’une diversité de participants engagés, dont pourquoi pas les élus et agents territoriaux, aux responsabilités reconnues et réaffirmées

– l’instauration et l’encadrement de réels processus de « conflits réparateurs et constructifs » permettant de sortir des souffrances et des empêchements, d’intégrer les différences, de créer en intelligence collective et de coopérer en profondeur.

Ils pourraient ainsi permettre – enfin – la co-construction réellement démocratique et populaire de multiples projets locaux novateurs, comme par exemple de transitions énergétique, d’industrie locale, d’agriculture de proximité, de maisons de santé centrées sur la personnes, d’écoles de la coopération et de la nature, d’habitats partagés, de culture d’accueil de nouvelles populations, de créations artistiques collectives, ou tout autre projet réaliste de transformation du territoire, de la ville, du village, du quartier…
Ces lieux garantiraient la présence et l’implication d’une diversité toujours plus grande d’habitants, dans une éthique de démocratie, d’intégration, de fraternisation, de liberté d’expression, de respect de la confidentialité et de la sécurité des personnes, dans l’exigence d’un travail nécessaire sur nos liens pour avancer tous ensemble et durablement, en permettant une coopération créative et transformatrice, pour chacun et pour la collectivité.
Yves Lusson
 
*La Thérapie Sociale, aux Editions Chronique sociale
**En Thérapie Sociale, la notion de conflit est à l’opposé de la notion de violence : c’est même le fait de créer des conditions sécurisées d’expression du conflit qui permet de sortir des violences qui bloquent nos capacités de coopération (violences souvent subtiles voire inconscientes dans notre société occidentale et « civilisée »).
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